Près de 120 000 personnes ont défilé jeudi 19 avril un peu partout en France. Objectif : la « convergence des luttes » face aux réformes du président Macron. Cheminots, fonctionnaires, retraités, étudiants ont défilé dans plus de 130 manifestations sur le territoire. La mobilisation, en baisse par rapport à celle du 22 mars, a été notamment marquée par quelques heurts dans le cortège parisien. Tôt ce vendredi matin, le blocage de l’université de Tolbiac a été levé par une intervention de police.
Au total, 119 500 personnes ont manifesté dans toute la France, selon le ministère de l’Intérieur, à l’appel de la CGT et de Solidaires. De son côté, la CGT, qui a comptabilisé près de 190 mobilisations sur le territoire, a recensé 300 000 manifestants. C’est moins que lors de la dernière journée de mobilisation des cheminots et fonctionnaires du 22 mars, où le syndicat avait annoncé 500 000 manifestants et la police 323 000.
Mais au-delà des chiffres, l’objectif était surtout symbolique avec ces défilés interprofessionnels, signe pour certains de la convergence des luttes. Car pour la CGT, il s’agit d’un succès populaire, en raison de la présence dans les cortèges de plusieurs professions et secteurs côte à côte : cheminots, fonctionnaires, personnels hospitaliers, énergie, retraités et étudiants.
► Divergences syndicales
Une convergence des luttes pour faire plier l’inflexible gouvernement et le président Macron qui, lui, a parlé de « l’impossible coagulation ». Sauf que la CFDT ne croit pas à la convergence. Comme FO, celui qui est devenu l’an dernier le premier syndicat de France n’a pas appelé à se joindre à cette manifestation commune jeudi. Une situation que déplorent certains manifestants.
« L’unité syndicale, c’est ce qui a toujours permis de gagner, estime Jean-Pierre, fonctionnaire territorial et adhérent CGT. Si les autres ne répondent pas, c’est peut-être qu’ils ont des intérêts divergents. Certains, par exemple, ne s’expriment pas complètement contre les réformes engagées par Macron. De là, on peut parler d’intérêts divergents. Mais qui ne sont pas les intérêts de la classe ouvrière, en fait. »
Tout comme Jean-Pierre, Didier, enseignant et militant FSU, plaide pour l’unité des luttes et des syndicats. « J’étais prof d’EPS, spécialisé dans les sports collectifs. J’ai toujours appris que quand l’équipe était au complet, on était toujours plus fort que quand on jouait chacun de son côté. Syndicalement parlant, c’est exactement la même problématique. »
La CFDT et Force ouvrière sont opposés à l’idée d’une convergence des luttes. Pourtant, Benjamin, cheminot et militant FO, n’a pas hésité à venir. « De toute façon, à un moment donné, il faut qu’il y ait un maximum de monde dans la rue quelle que soit l’organisation syndicale, des travailleurs, des retraités, etc. »
Mais pour Maxime, informaticien, engagé et non syndiqué, les enjeux vont bien au-delà des positions des syndicats. « J’ai l’impression qu’il y a un côté politique politicienne, même au sein des syndicats. C’est peut-être que ça me dépasse. Mais moi, en tant que citoyen, y a un truc simple que je comprends : c’est que dans plein de domaines, ça ne va pas du tout et l’idée c’est de converger vers quelque chose de mieux dans la société. »
► Heurts dans le cortège parisien
Dans le cortège parisien, c’est en tout cas bien au nom de la convergence des luttes et sous le slogan de « solidarité avec les cheminots » que les manifestants ont défilé jeudi. Certains sont même venus en vélo. « On est venu à 16 vélos, explique Karim, facteur des Hauts-de-Seine en banlieue parisienne. On pédale pour les cheminots et les étudiants, on fait une convergence. Si eux ils perdent, on a perdu. »
« Nous sommes solidaires avec les cheminots aussi ! » Les blouses blanches n’ont pas voulu louper, eux non plus, le train des cheminots. Houria, aide-soignante dans un hôpital privé parisien, est en grève depuis un mois. « Nous travaillons pour un groupe privé australien, nous on n’a pas de treizième mois, on n’a pas d’intéressement, on a rien. »
Guy a usiné des pièces d’avion toute sa vie. Malgré la division syndicale, cet ancien de la métallurgie distribue le journal du Parti communiste français. A la Une, « La lutte des cheminots est la nôtre ». Guy croit au rassemblement. « Y’a FO et puis surtout la CFDT qu’on ne voit pas beaucoup. Mais enfin, sur d’autres revendications, ça converge, si si ! »
Une convergence et une certain durcissement de la manifestation. Sur le boulevard Auguste Blanqui, des conteneurs à verre ont été renversés et des volées de projectiles adressées aux forces de l’ordre. Les policiers ont répondu par des tirs de gaz lacrymogènes quand des dizaines de personnes cagoulées s’en sont prises aux vitrines de l’hôtel Mariott, avant de disperser les casseurs à coups de canons à eau.
► L’université de Tolbiac évacuée
Ce vendredi matin, c’est cette fois-ci à la faculté de Tolbiac que la police est intervenue. Lieu emblématique de la mobilisation contre la réforme de l’accès à la fac, l’université a été évacuée tôt ce vendredi par une intervention des forces de l’ordre. Au moins une centaine de CRS ont pénétré à 5h du matin sur le site, une tour de 22 étages occupée depuis le 26 mars, essuyant notamment des jets de bouteilles de verre et autres projectiles dans une ambiance très tendue.
Une heure plus tard, l’opération s’est achevée, a constaté notre envoyé spécial sur place, Stéphane Lagarde, et ce sont alors les CRS qui se sont retrouvés derrière les grilles de la célèbre faculté parisienne. Parmi les étudiants qui occupaient les lieux depuis trois semaines, ceux qui étaient de veille ont donné l’alarme pour réveiller l’amphi où leurs camarades dormaient. Il y avait une quarantaine d’occupants, selon les témoins. Tous ont été pris de court.
« Ce qui m’a alerté – je m’étais endormie -, c’est que les gens ont crié : « Il y a les keufs ! », témoigne une étudiante. Donc on est allé réveiller l’amphi où les gens dormaient. On a réveillé tout le monde, mais on a été pris de court, en fait. On se disait carrément que ça allait arriver à 7h du matin. On se disait clairement que ça allait arriver le dernier jour de cours, parce que c’était aujourd’hui le dernier jour de cours. Franchement, je suis dégoûtée de ce qui s’est passé. Ça faisait trois semaines qu’on était là… Mais je pense que là, tout le monde est d’accord pour dire que tout le monde a la haine. Mais on ne va pas se laisser faire. Et si on ne peut pas revenir à Tolbiac, on ira autre part, dans d’autres fac… Ça c’est sûr, c’est clair et net. »
Le nombre des interpellations reste pour le moment inconnu. Et à l’heure actuelle, des petits groupes d’étudiants se rassemblent devant le site pour dénoncer cette évacuation.
Mais si le blocage de Tolbiac a ainsi été levé, d’autres facultés françaises restent encore à ce jour partiellement ou totalement bloquées. C’est notamment le cas de celle de Rouen-Normandie. Son président, Joël Alexandre, fait partie des signataires d’une tribune publiée sur le site du journal Le Monde, qui appelle le gouvernement à ouvrir des négociations. Ils réclament des moyens pour éviter « l’échec » de la loi « Orientation et réussite des étudiants », baptisée loi ORE, qui doit permettre un meilleur accompagnement des lycéens vers l’université.
« Vu la manière dont aujourd’hui, au bout de trois semaines de mouvement, les choses se passent, je pense qu’il y a de réels éléments qu’il faut sans doute corriger, estime le président de l’université Rouen-Normandie. Il faut entendre aussi un certain nombre de jeunes, leurs inquiétudes. Je pense qu’il est temps de remettre du dialogue et le problème, c’est qu’actuellement, on le fait un peu trop par presse interposée. »
► L’intersyndicale de la SNCF veut négocier avec le Premier ministre
Mais pour ce qui est des négociations, elles sont au point mort du côté de la SNCF. Jeudi matin, les syndicats de cheminots ont, tous ensemble, claqué la porte du ministère des Transports. En cause : les annonces sur la filialisation de l’activité du fret ferroviaire et sur la date de la fin du recrutement au statut des cheminots. Des annonces qui ne leur auraient pas été communiquées par la ministre, alors que des discussions ont lieu régulièrement sur la réforme de la SNCF.
« Nous avons suspendu notre participation, parce que nous estimons que ces discussions sont stériles, explique le secrétaire national de la CGT Cheminots. Puisqu’on nous convoque sur certains sujets et deux ou trois jours plus tard, le Premier ministre fait une annonce qui concerne ces sujets-là mais qui n’a pas été discuté dans les bilatérales. C’est-à-dire que nous rencontrons le ministère qui ne prend pas les décisions. C’est le Premier ministre qui prend les décisions, donc dorénavant nous voulons discuter avec le Premier ministre. Nous allons donc faire un courrier à quatre organisations syndicales pour demander qu’Edouard Philippe organise lui la concertation puisque c’est lui qui annonce et prend les décisions. »
« Ma porte reste ouverte », a répondu la ministre Elisabeth Borne jeudi soir sur RTL, tout en dénonçant une « posture » des syndicats. « Cette posture intervient alors que l’essentiel de la concertation a été menée et qu’elle doit s’achever la semaine prochaine », avait critiqué Mme Borne plus tôt dans un e-mail à l’AFP. Cette réforme « nécessaire » ira « jusqu’à son terme », avait-elle assuré, en notant que la concertation avait « permis des ouvertures sur les modalités » lors d’un « dialogue d’une grande utilité ».
Le trafic SNCF sera encore bien bloqué lundi et mardi prochain. Des jours difficiles aussi en prévision pour les passagers d’Air France. Emmanuel Macron, le « président des riches », « le valet des patrons », comme on pouvait l’entendre jeudi dans les rues, n’a pas encore gagné son pari.